Quatrième film du réalisateur américain, arrivant juste après l’échec personnel et commercial de Dune (1984), Blue Velvet est un drame d’une cruelle intensité. Jouant avec différentes tonalités, Lynch propose ici un film qui fait briller ses acteur·rices.
attention, cet article comporte des spoilers !
Tout est bleu, rouge, jaune, vert. Les couleurs vives se succèdent. Dans ce quartier résidentiel de Lumberton (Caroline du Nord), la vie semble se dérouler sans accroc. Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan), étudiant à l’université, est de retour dans sa ville natale pour s’occuper de son père, souffrant. En revenant de l’hôpital, il passe à côté d’un terrain vague, et une forme au sol attire son attention. Une oreille mutilée git, couverte de terre et de sang. De nature curieuse et voulant bien faire, Jeffrey l’emmène au commissariat. Commence alors une enquête sinueuse que le jeune homme s’adonne à mener lui-même.
Entre polar et teen movie
Parmi tous les talents de David Lynch, mêler différents genres est peut-être le plus grand. Avec Blue Velvet, difficile de savoir où le curseur du drame et de la comédie se place. C’est comme si deux histoires se mêlaient. D’un côté, celle d’une idylle d’été entre Jeffrey Beaumont et Sandy Williams (Laura Dern), portée par l’excitation d’une enquête policière. De l’autre, une parenthèse bien plus grave et dramatique, dans laquelle Jeffrey joue cette fois-ci un rôle beaucoup plus adulte avec Dorothy Vallens (Isabella Rossellini) et Frank Booth (Dennis Hopper).
Lynch met en scène des plans hautement tragiques et sombres, comme la scène d’agression sexuelle entre Dorothy, chanteuse sous l’emprise totale de Frank, un baron de la drogue maniaque et violent aux penchants sexuels sordides. Ce dernier retient en otage le mari de Dorothy, Don, ainsi que son fils Donnie. En échange, il se sert de Dorothy comme de son esclave sexuel, l’obligeant à se mettre en scène dans des situations sadomasochistes.
Révolté par cette scène qu’il observe caché dans un placard, Jeffrey prend presque immédiatement une responsabilité nouvelle, celle de sortir Dorothy de cet enfer cauchemardesque. Le tout, évidemment, sans l’aide de la police. Dorothy voit en Jeffrey une issue de secours et s’attache à lui comme à une bouée de sauvetage, entamant avec lui une drôle de relation passionnelle de dépendance totale.
Difficile de voir comment un tel scénario pourrait apporter malgré tout le genre du film pour adolescent. Et pourtant… Ce dernier est presque entièrement incarné par Sandy, le personnage de Laura Dern, brillante dans son rôle d’adolescente naïve et innocente. Fille de l’inspecteur Williams, elle tombe très rapidement amoureuse de Jeffrey ; attirée par cet étudiant à l’université tandis qu’elle est encore au lycée, elle le suit dans son enquête individuelle et l’aide même à se renseigner sur Dorothy Vallens. Le tout, évidemment, en cachette de son père.

Cela donne des scènes absolument mémorables, qui deviennent comique de fait, où Sandy pardonne immédiatement Jeffrey après avoir découvert qu’il avait eu une aventure avec Dorothy.
“You lied to me… I forgive you Jeffrey… I love you.” – Sandy Williams
En une phrase, voilà un cœur brisé pour la première fois totalement réparé, comme si toute l’aventure du film pouvait finalement s’effacer avec des mots.
Le Bien et le Mal
Là où certains personnages semblent représenter uniquement le Bien (Sandy), d’autres incarnent le Mal en personne (Frank). De leur côté, Jeffrey et Dorothy sont des représentations bien plus nuancées de ces concepts. Dorothy ne parvient pas à totalement se laisser aller du côté du Bien, demandant sans cesse à Jeffrey de lui faire du mal alors que lui n’est là que pour la réconforter. Mais ce dernier semble tiraillé entre les deux, penchant parfois un peu trop du côté du gouffre du Mal.
Dorothy Vallens, rôle d’une vie pour Isabelle Rossellini, s’impose comme la grande figure tragique de Blue Velvet. Les parenthèses de douceur qu’elle apporte aux spectateur·rices sont en grande partie apportées par les scènes de chant. Au Slow Club, Dorothy interprète la chanson « Blue Velvet » de Bernie Wayne and Lee Morris, qui donnera son titre au film. Une scène aujourd’hui devenue culte. Les tons bleus, de la lumière au maquillage des yeux de Dorothy, se mêlent au rouge foncé des rideaux et de la bouche de la chanteuse. La colorimétrie irréprochable, la bande originale plus qu’envoûtante et la performance d’Isabella Rossellini inscrivent ces quelques minutes mélodieuses dans l’histoire du cinéma.

Des minutes d’insouciance qui sont très vites rattrapés par la réalité. Jeffrey semble constamment tiraillé entre la volonté de sauver Dorothy, endossant le rôle de preux chevalier, tout en semblant avoir conscience que les ennuis le guettent. Sandy et Dorothy représentent en quelque sorte l’ange et le démon sur chacune de ses épaules. Pendant un long moment, Lynch joue avec le pouvoir de ces deux personnages féminins sur Jeffrey. Kyle MacLachlan, qui deviendra par la suite un fidèle collaborateur de Lynch, interprète avec justesse ce personnage qui sort tout juste de l’adolescence et qui, déjà, semble perdre son innocence.
Mais c’est un véritable tour de force que propose Lynch avec la fin de Blue Velvet. Le malin choix d’avoir gardé une touche d’humour et d’absurde tout au long du film, tout en s’étant penché dans les travers les plus sombres du personnage de Frank, permet au réalisateur d’offrir une fin qui reprend les codes du début. Le souhait le plus profond de Sandy a été exaucé. Le gros plan sur le petit oiseau mangeant un cafard de la fin semble en tout cas l’indiquer : les jolis rouges-gorges ont surmonté les ténèbres.
I had a dream. In fact, it was the night I met you. In the dream, there was our world, and the world was dark because there weren’t any robins and the robins represented love. And for the longest time, there was just this darkness. And all of a sudden, thousands of robins were set free, and they flew down and brought this blinding light of love. And it seemed like that love would be the only thing that would make any difference. And it did. So, I guess it means there is trouble ’til the robins come. » – Sandy Williams
Jeffrey et Sandy finissent ensemble, Dorothy est réunie avec son fils et la ville de Lumberton retrouve son calme. Les méchants ont perdu la partie. « Go to sleep, everything is alright. » N’est-ce pas…?